Alexandre Jollien, philosophe romand
«
Tirer quelque chose de cette crise pour bâtir un monde meilleur »
La sagesse d'Alexandre Jollien semble inébranlable. Pourtant,
le philosophe romand, actuellement à l’affiche de
son premier film, est parfois tiraillé par les incertitudes.
Il nous dévoile ses secrets pour rester serein. Interview.
Publié: 21.01.2022 à 17:07 heures
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Dernière mise à jour: 24.01.2022 à 10:41 heures
Keystone
Le philosophe né à Savièse (VS) est un adepte
de la méditation.
Trinidad Barleycorn
« Mon boulot ? Transmettre ce que je n’ai pas. Donner une confiance,
communiquer une souplesse intérieure même si je me
farcis une insécurité de dingue. » Dans ses « Cahiers
d’insouciance », débutés pendant le confinement
et parus il y a peu, Alexandre Jollien révèle sans
fard les angoisses qui l’habitent et ses conseils pour les
apaiser et cheminer vers la joie. Dans « Presque », son
premier film avec Bernard Campan (voir encadré), il distille
cette joie sans compter. Et si on en profitait pour l’interroger
sur ses combines pour encaisser deux ans de pandémie avec
le moral ? « Avec plaisir ! » lance-t-il dans un grand
sourire, en prenant place à la table d’un café lausannois
où il a ses habitudes, avant de commander un chocolat froid.
Malgré le rythme soutenu de la promo, Alexandre Jollien,
marié et papa de trois enfants (Victorine, née en
2004, Augustin, en 2006, et Céleste, en 2011), semble avoir
emmené avec lui ce matin-là un havre de zénitude. « J’ai
médité avant d’entamer la journée »,
confie-t-il, en attaquant un second chocolat.
Au cinéma
Coréalisateurs, coscénaristes, comédiens,
mais copains avant tout: Alexandre Jollien et Bernard Campan sont à l’affiche
de « Presque – on ne naît pas homme, on le devient » depuis
le 19 janvier. Le philosophe fait ses premiers pas devant la caméra
avec brio et justesse dans ce road movie solaire, qui mène
son personnage Igor, un livreur de légumes, féru
de philosophie et infirme moteur cérébral, et l’ex-membre
de la bande des « Inconnus », Louis, un croque-mort taciturne,
de Lausanne jusque dans le Sud de la France, à bord d’un
corbillard.
Leur rencontre est accidentelle : distrait, Louis renverse
Igor et doit le conduire aux urgences. Leur covoiturage sera
forcé,
Igor s’étant caché à l’arrière
du véhicule. Leur complicité naîtra au fil
des kilomètres. Véritable ode à l’amitié et à la
liberté, « Presque » invite à se moquer
du regard des autres. Le début d’une nouvelle carrière
pour Alexandre Jollien? « Non, sourit l’intéressé.
Je n’ai pas prévu d’autre film pour l’instant.
J’ai aimé tourner avec Bernard, le travail d’équipe,
mais je me réjouis de revenir à la discrétion. » Car
l’expérience est source de stress également,
admet-il: « La promotion m’a beaucoup exposé et
j’ai senti parfois que certains me réduisaient à 'l’handicapé de
service'. J’aspire à retourner à la vie de
famille tranquille, à boire des chocolats froids comme aujourd’hui
et à lire des livres. »
Alexandre Jollien, comment avez-vous traversé ces deux années
de crise sanitaire ?
Je suis un privilégié parce que le Covid ne fragilise
pas énormément ma vie. Mais ce qui m’inquiète,
c’est qu’il y a conflit entre deux clans et que cela
divise la société. L’enjeu de cette crise,
c’est de savoir ce qu’on va en tirer pour bâtir
un monde meilleur. Elle nous a montré qu’on était
tous interdépendants les uns des autres. Seule la solidarité peut
sauver toute la planète. Je suis vacciné, mais vaccinés
et non-vaccinés, nous sommes tous embarqués sur le
même bateau. Aimer les gens, c’est aimer dans leurs
différences et ne pas percevoir l’avis contraire comme
une menace mais plutôt, pour citer Épicure, comme
une possibilité de s’enrichir, de s’ouvrir.
Quel bénéfice peut-on tirer de la pandémie ?
Apprendre qu’il est vital d’agir ensemble. Il faut
un éveil au collectif. Le Covid nous met sous les yeux encore
plus massivement les inégalités et les injustices.
J’espère que 2022 s’ouvrira vers plus de communion.
Le défi, c’est d’accepter la situation sans
se résigner, c’est dire: « Voilà ce
qui est et quel acte je peux poser pour aller mieux ? »
À titre personnel, quel acte avez-vous entrepris
pour la vivre au mieux ?
J’essaie de m’engager le plus possible pour tous. Je
me suis aussi obligé à ralentir. On a vécu
le confinement comme une retraite spirituelle en famille: on méditait
beaucoup, on priait, on regardait des films, on parlait de nos
peurs, de nos joies. On était préservé de
tout ce qui fait la frénésie du monde. Et ce n’était
pas désagréable.
Avez-vous eu le Covid ?
Non. Mais j’aurais presque aimé ! Voir que cette maladie
qui fait si peur n’est pas fatale pour moi
m’aurait
rassuré. J’ai plein d’amis qui
l’ont eu,
dont malheureusement certains ne sont plus là.
Ce virus fait des ravages.
Vous avez mis cette période à profit pour écrire « Cahiers
d’insouciance », où vous parlez
des angoisses qui vous hantent depuis l’enfance
et de votre lutte pour atteindre l’insouciance,
mais vous n’évoquez
pas la pandémie. Pourquoi ?
Parce que je n’ai pas attendu le Covid pour avoir peur de
mourir. Le Covid a mis en évidence avec force la fragilité de
tous les humains. Au début, il nous a réunis. C’était
magnifique d’applaudir ensemble tous les soirs. On devrait
le faire tout le temps. Malheureusement, la solidarité envers
les soignants n’a pas duré longtemps.
Comment gérez-vous l’angoisse au quotidien ?
L’extérioriser dans mes livres m’aide. La méditation
aussi, et le fait de bien s’entourer. Il ne faut pas rester
seul avec sa souffrance. Assumer des angoisses est un marathon.
Il n’y a pas de baguette magique. À mes yeux, c’est
une nécessité vitale d’en parler. Quand on
est angoissé, on a tendance à tourner en rond comme
un hamster, n’ayant plus d’autres repères que
soi-même, l’esprit n’est pas libéré pour
la création, il n’y a aucune disponibilité à l’autre
ni à soi. Il n’y a pas de honte à avoir peur,
on a tous des craintes. C’est beau de réaliser qu’on
a besoin de se confier. Quand on a vécu une insécurité dans
sa jeunesse, ce manque reste en vous et il faut essayer
de pacifier cette blessure avec une infinie patience.
Vous avez vécu, de 3 à 20 ans, dans un institut spécialisé pour
personnes infirmes moteur cérébral,
que vous qualifiez de « carcéral ».
Que diriez-vous aux jeunes souffrant énormément
de cette pandémie qui leur fait rater
des étapes
essentielles de leur vie, étapes dont
vous-même avez été totalement
privé ?
Je leur dis que rien n’est à jamais bousillé,
sauf si on est désespéré et qu’on commet
l’irréparable. Il faut oser demander de l’aide.
Et osons accueillir ceux qui ne vont pas bien. C’est une
vraie responsabilité que nous avons tous.
Est-ce qu’on guérit de son enfance ?
Pas toujours, mais on guérit de l’idée de guérir,
on ne cherche plus la perfection. On ne guérira peut-être
pas, mais la joie est possible, toujours.
Élever trois enfants vous a-t-il aidé à faire
la paix avec votre passé ?
Ce qui est étonnant, c’est que mes enfants ont bien
sûr les soucis du quotidien, mais ils ne sont pas constamment
habités par l’incertitude comme leur papa. Parfois,
je les envie, parce que tout le monde n’a pas la même
chance en démarrant dans la vie. Et souvent, je m’en
inspire. Ils sont beaucoup plus sages que moi.
Avez-vous un mantra que vous souhaitez
partager ?
Oui, ce que dit Nietzsche: « Il faut se lever chaque matin
en se demandant à qui on peut faire plaisir aujourd’hui. » Cet
exercice m’aide beaucoup. Je médite aussi une heure
par jour et deux heures et demie quand je suis en promotion, sinon
je ne tiendrais pas. Mes autres conseils seraient de s’entourer
et de bien discerner les gens qui vous tirent vers le haut et ceux
qui vous aliènent, qui créent une dépendance.
Il faut faire le tri parmi ses connaissances ?
Disons plutôt s’approcher de qui vous fait du bien
et à qui on peut faire du bien. Pour moi, c’est Bernard
(ndlr : Campan) par exemple. On est en contact quasi tous les jours.
Il est arrivé dans ma vie il y a vingt ans alors que je
venais de perdre mon père. Nous avons 18 ans d’écart,
il devenu comme un père, un frère. Il n’y a
aucun secret entre nous. Il n’est jamais dans le jugement,
toujours dans la bonté. Il médite également,
c’est ce qui nous a réunis dès le début.
Il y a une communion, une amitié spirituelle entre
nous.
Pour atteindre la sérénité, vous dites également
qu’il faut se montrer sans
filtre...
Oui, mais parfois cela heurte le
qu’en-dira-t-on. Si on confie
au premier venu ses soucis en attendant une consolation, on peut être
vachement déçu. Dans une amitié spirituelle,
aucun rôle n’est joué.
En 2018, vous vous êtes mis à nu comme jamais
dans « La
sagesse espiègle »,
où vous révéliez
comment une addiction à la
cyberprostitution masculine avait
failli vous perdre...
Justement, j’ai été un peu déçu
des réactions, car je m’attendais à beaucoup
de réconfort. Il n’y a pas eu de critiques, ce qui
est déjà formidable. Mais peut-être avais-je
besoin d’affection et il n’y en a pas eu de ce côté-là.
Ne plus avoir honte de qui l’on est, ça
pourrait soulager un paquet de monde.
Révéler votre homosexualité a participé à votre
travail de lâcher-prise ?
Oui. Je l’ai révélée publiquement dans
ce livre, mais mes proches le savaient depuis le début.
Je n’ai pas de secret pour ma femme, mes amis, ma famille.
Mais j’avais peur du grand public. Je craignais d’être
encore stigmatisé, après l’avoir été pour
le handicap. Mais je suis heureux, car il n’y a pas eu de
méchanceté.
Depuis, vous portez presque à chaque interview,
un pull aux couleurs LGBTQIA+...
Oui (rires) ! Je le revendique
totalement. Un de mes enfants
m’a
dit: « N’en fais pas trop quand même, pour ne
pas t’identifier à des étiquettes. » Mais
je pense que c’est important, car il y a tellement de discrimination.
Je porterais aussi volontiers des pulls Black Lives Matter, par
exemple. Une des idées qui m’est chère, c’est
que lutter pour une minorité, c’est lutter pour toutes
les minorités.
C’est réaliste ?
J’aimerais bien... Je ne comprends pas qu’on puisse
militer pour les personnes handicapées par exemple, tout
en étant raciste ou homophobe. Le défi, ce n’est
pas de s’identifier à un mouvement, mais de montrer
que toute forme d’exclusion peut faire des morts. Pour mon
prochain livre, j’aimerais enquêter sur les marginalités,
toutes les marginalités, me tourner davantage vers l’autre,
pour apprendre de lui. J’aimerais aller voir des prisonniers
pour parler de liberté, des prostitué-e-s pour évoquer
l’affectivité… Donner la parole sur des thèmes
de sagesse à des personnes qu’on n’entend
pas.
La prostitution, vous en
consommez encore ?
Je ne critiquerais jamais
les gens qui y ont recours.
Le
défi,
l’urgence absolue, c’est de tout mettre en œuvre
pour lutter contre le trafic d’êtres humains. Il y
a des années, j’étais au Népal avec
une association et j’ai vu les dégâts que la
prostitution occasionne. Je n’en
ai pas dormi pendant des
jours.
Dans « Presque », votre personnage, Igor, découvre
l’amour physique
avec une prostituée...
C’était un sujet délicat : grâce à cette
femme, il intègre
enfin l’amour
de soi. Pour quelqu’un
qui n’aime pas
son corps, c’est
une étape qui
le transforme radicalement.
Il y a de très
nombreuses personnes
handicapées
qui n’ont jamais
eu un rapport tendre.
Dans le film, les gens
sont bienveillants,
mais cela ne doit pas
cacher la situation
des prostitué-e-s,
qui peut être
dramatique.
Igor explique que la
vie, c’est
juste le petit trait
entre les dates de
naissance et de mort
et qu’il faut
lui donner de l’épaisseur.
Comment vous y prenez-vous ?
C’est vrai, ce trait est tout petit et on peut l’alourdir
avec les regrets, les passions tristes, la colère, la peur,
ce qui est mon cas. Le défi, c’est trouver comment
l’alléger, le rendre beau, vivre dans l’amour.
C’est très
fragile, un trait.
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