Pierre Desproges — Les piles Hiroshima, mon amour... Quel étrange cri, disait Marguerite Yourcenar, à propos de ce titre de Marguerite Duras. Oui, Duras, l'apologiste sénile des infanticides ruraux. Duras qui n'a pas écrit que des conneries. Elle en a aussi filmé. Quel étrange cri : Hiroshima, mon amour. Pourquoi pas Auschwitz, mon loulou? Cela dit, tout n'est pas mauvais dans le nucléaire. C'est une source d'énergie. Sans énergie on pourrait plus s'éclater. Sans pile, on perd la face. À propos de pile, permettez-moi de vous raconter une histoire totalement authentique dont je fus naguère le triste héros. J'insiste sur le fait qu'elle est authentique car c'est à peu près son seul intérêt. Je veux dire qu'il s'agit d'une anecdote relativement ennuyeuse, dont on pourrait à l'extrême rigueur tirer une morale dont l'utilité ne m'apparaît cependant pas évidente. Mon histoire remonte à l'automne dernier, mais elle aurait fort bien pu se passer pendant une autre saison. Cela n'a aucune espèce d'importance. J'étais en train de me raser, moi aussi, quand soudain... (je dis "soudain" mais c'est une clause de style destinée à eveiller votre intérêt de facon à peine honnête dans la mesure où c'est en vain qu'on pourrait tenter de déceler la moindre soudaineté dans l'action qui va suivre) quand, soudain, je me suis dit: "Tiens, j'écouterais bien la radio." Or, tenez-vous bien... tenez-vous mieux, siouplaît, les piles de mon transistor étaient mortes. Ne faisant ni une, ni deux, ni trois, ni rien du tout, je me rends chez l'épicier dont l'échoppe jouxte mon logis. L'épicier dit: Hop j'y cours. Hop je me précipite au rayon des accessoires électriques. Je me saisis d'un lot sous film plastique de quatre piles et je me dirige vers la caisse d'un pas complètement quelconque. Je tends les quatre inséparables éléments de batterie et dis à la vendeuse subexistante qui trônait tristement là, sur un tabouret de style fin René Coty début Charles de Gaulle : "Mademoiselle, je voudrais deux
piles. Or, figurez-vous que je me targue d'être un consommateur jaloux de ses droits. Et averti. À telle enseigne qu'au moment d'acheter Cinquante millions de consommateurs ou Que choisir ? je les fais peser l'un et l'autre par mon libraire avant de me décider pour celui qui présente le meilleur rapport qualité-prix. Et donc, avec un regain de nonchalance sadique destinée à faire sortir la léthargique en blouse de ses gonds encrassés, je dépose 11 francs sur sa caisse et je réitère ma requête. "Mademoiselle, je voudrais deux
piles. Je jubilais intérieurement, d'autant que les clients alentour, dont certains m'avaient reconnu alors que mon père toujours pas, encerclaient maintenant les lieux du trouble. M. Raymond, petit chef de tweed à gourmette de cadre, arriva bien vite et dit: "Eh bien, que se passe-t-il, mais c'est M. Michel Leeb, eh bien, que se passe-t-il ?" Prenant
alors à témoin la foule
attentive, je récitai
fermement la loi qui était de mon côté en fustigeant
l'attitude bornée
de la méchante qui ne l'était pas. Quant à moi, je quittai le magasin sous les ovations délirantes des ménagères après avoir généreusement pardonné à la caissière repentante. Rentré chez
moi, j'ouvris la petite trappe à l'arrière
de mon poste à Il en fallait quatre. (Noir.) |